Qu’est-ce que l’infographie ?
L’infographie désigne la création d’images numériques assistées par ordinateur. Sans surprise, elle prend son essor dans les années 1940, avec le développement de l’ordinateur, grâce auquel il devient peu à peu possible de tracer des traits, d’ajouter des couleurs, de créer des dégradés, etc. Des programmes de dessin sont alors créés, d’abord rudimentaires puis de plus en plus complexes. Dès les années 1990, grâce à la simplification des outils numériques, les infographistes, d’abord ingénieurs et concepteurs des outils graphiques sur ordinateurs, sont supplantés par un nouveau type d’infographistes: les artistes numériques, des graphistes désormais capables d’utiliser l’ordinateur à des fins de créations visuelles ou de traitements d’images.
Aujourd’hui, l’infographiste est un spécialiste de l’image et de l’informatique, capable d’utiliser des logiciels et des outils spécifiques: Conception et Publication Assistées par Ordinateur (CAO et PAO), dessin vectoriel, retouche d’images, création de site web, production de dessins animés numériques, colorisation de bandes-dessinées, publicité, réalisation d’une identité visuelle, création de jeux vidéos, utilisation de la 3D dans l’architecture, les films d’animation et les images de synthèse, etc.
Plus largement, l’infographie concerne tout type de schéma explicatif destiné à présenter des données ou des concepts par l’image. Les communicants ont de tout temps eu recours à l’infographie pour éviter les textes trop longs, rébarbatifs et qui ne parviennent pas à capter l’oeil du public. L’infographie s’est avéré un atout particulièrement précieux dans les communications scientifiques, et notamment pour ce qui est de la vulgarisation scientifique. La science est réputée pour être une discipline ardue, non accessible au grand public. Vulgariser la science pour en faire comprendre ses concepts les plus complexes, est donc un véritable challenge.
L’usage de métaphores et d’analogies est un passage obligé pour comprendre les mécanismes complexes qui gouvernent notre vie de tous les jours. Et Fritz Kahn l’a bien compris. Dans son ouvrage sur le corps humain intitulé L’Homme comme Palais de l’Industrie (1926), Fritz transforme le corps humain en usine mécanisée, où tout phénomène biologique trouve une analogie dans l’industrie et la mécanique: les yeux sont apparentés à un appareil photo, les poumons sont faits de tubes de cuivre, l’estomac et l’intestins à des tapis roulants à suspensions hydrauliques (un bon exercice pour tester notre compréhension de ces concepts pourrait être de moderniser toutes ces comparaisons avec nos technologies actuelles!).
Avant-gardiste et audacieux dans ses choix d’analogie, Fritz Kahn a inspiré des générations d’artistes et de communicants jusqu’à aujourd’hui. Mais qui est-il vraiment ?
Mais qui est donc ce Fritz Kahn ?
Médecin juif Allemand à la vie rythmée par les deux guerres mondiales, Fritz fait partie de cette génération d’hommes et de femmes malchanceux, nés trop tôt ou trop tard, qui passèrent une vie adulte étalée sur deux guerres mondiales.
Tel père tel fils !
Né en 1888 en Allemagne dans une famille juive allemande, sa famille émigre assez tôt à New York pour le travail de son père. Ils y resteront une petite dizaine d’années avant de retourner en Allemagne, à Berlin. Le père est lui-même docteur et écrivain, et comme il est de coutume à l’époque, Fritz se lance sur la même voie que celle de son père.
C’est à Berlin qu’à 19 ans, Fritz débute des études de médecine humaine à l’université de sciences et d’arts libéraux de Berlin (à l’époque, science et art n’étaient pas encore des disciplines séparées comme aujourd’hui : pour en savoir plus à ce sujet, vous pouvez vous référer à cet article-ci). Grâce à ses diverses publications scientifiques, Fritz commence déjà à se faire une réputation en tant qu’écrivain scientifique.
Être diplômé en 1914
En 1914, âgé de 26 ans, Fritz est diplômé : docteur en médecine, il débute sa carrière en tant que gynécologue et chirurgien dans une clinique privée de Berlin. La première guerre mondiale éclate, et Fritz s’engage comme médecin militaire, ce qui ne l’empêche pas de disposer d’un peu de temps libre pour continuer à écrire. Pendant ces années-là, il publiera deux livres: Die Milchstrasse (La Voie Lactée) et Die Zelle (La Cellule). Après la guerre et un séjour en Algérie, Fritz retourne travailler à Berlin, toujours en tant que médecin et écrivain. Alors que grandit un antisémitisme de plus en plus violent, Fritz publie un ouvrage provocateur intitulé Die Juden Als Rasse Und Kulturvolk (Les juifs en tant que race et peuple cultivé). Il fallait oser! Ses différents ouvrages sont déjà largement publiés et traduits dans le monde entier.
Scientifique de talent capable de transformer en images les concepts les plus complexes
Son succès littéraire explose avec la publication de son ouvrage en cinq volumes Das Leben Des Menschen (La vie de l’homme). Ses ouvrages sont soigneusement illustrés de designs si particuliers qu’ils deviennent sa marque de fabrique, reconnaissables au premier coup d’oeil. Nombre de ses écrits sont des ouvrages de vulgarisation scientifiques, accessibles au grand public. Fritz possède un véritable talent de vulgarisation: il parvient à exprimer visuellement des concepts scientifiques complexes, désacralisant ainsi des pans entiers de la biologie et de la médecine. Beaucoup de ces concepts sont expliquées par l’analogie avec des machines ou des mécanismes.
Ci-contre, un exemple de comparaison entre un muscle (en haut) et un moteur de voiture (en bas). La lettre (a) désigne une fibre musculaire nettement grossie par rapport au autre, permettant de détailler les similitudes avec le moteur à pistons.
Les 7 fonctions du nez, 1939
Fritz devient alors un spécialiste de la communication visuelle très convoité par la presse et l’industrie.
Revendiquer ses origines juives au temps des nazis
Les activités de Fritz se diversifient, et il ne cache pas son soutien à sa propre communauté : il devient éditeur de l’Encyclopaedia Judaica (Encyclopédie du Judaïsme), publie le Sammelblätter Jüdischen Wissens (Fiches collectives du savoir Juif), travaille au sein d’une organisation caritative ainsi que dans une auberge accueillant les Juifs (nous sommes alors en 1922-1931 dans une Allemagne où le Parti nazi existe déjà), fait des conférences et publie des articles scientifiques. On peut noter l’audace de Fritz de continuer à évoluer sur le devant de la scène dans le contexte très particulier de l’Allemagne nazie qui se met alors en place.
En parallèle, Fritz travaille sur un ouvrage qui lui est cher, en tant que sioniste convaincu, et qui concerne l’histoire naturelle de la Palestine (ouvrage qu’il ne publiera d’ailleurs jamais) et organise pour se faire une expédition dans le Sahara en 1932.
Censuré et traqué à travers le monde
Un an plus tard, Hitler arrive au pouvoir et Fritz est expulsé de son pays. Il émigre alors en Palestine avec sa femme Irma Glogau et leurs deux enfants. Il ouvre Hayad, un studio de graphisme et de design à Jérusalem avec son ami Eliyahu Korén, typographe et artiste graphique, juif allemand également émigré à Jérusalem. Ils travaillent alors sur son exposition l’Hygiène de l’écolier. Dans le même temps, en Allemagne, peu après la Nuit de Cristal, les livres de Fritz sont interdits, brûlés et inscrits sur la liste des écrits « nuisibles et indésirables ». Par ailleurs, la maison d’édition Kosmos (qui existe encore actuellement et qui était à l’époque connue sous le nom de Franckh’sche Verlagshandlung) pour qui Fritz travaillait décide de mettre fin à leur collaboration. Mais Fritz parvient à contourner cette interdiction en poursuivant sa collaboration avec la filiale suisse du groupe, l’édition Montana, puis de nouveau avec Kosmos (alors renommée Albert Müller Verlag) en 1936, qui publiera son ouvrage le plus vendu dans le monde: Unser Geschlechtsleben (Notre vie sexuelle).
En 1937, Fritz se rapproche de son pays en emménageant en France avec sa nouvelle femme Erna Schnadel, où il s’installe en région parisienne, dans la commune aisée de Neuilly-sur-Seine. A ce moment-là, la France est encore un pays libre : elle ne sera occupée qu’en 1940. Depuis la France, Fritz assiste, impuissant, à une violation particulièrement ironique de ses droits d’auteur : Gerhard Venzmer, médecin nazi, se permet d’illustrer ses ouvrages en utilisant les images de Das Leben Des Menschen (La vie de l’homme), l’ouvrage qu’avait publié Fritz quelques années plus tôt et qui était désormais interdit en Allemagne. Et ce n’est autre que la maison d’édition Kosmos qui permet la publication de ces ouvrages outrageux! Mais en tant qu’exilé, il est impossible pour Fritz d’empêcher ces abus.
Malheureusement pour Fritz, le refuge français ne pouvait pas durer bien longtemps : en 1940 l’armée allemande envahie la France et Fritz se voit contraint de fuir. D’abord dans le sud de la France à Bordeaux, puis en Espagne et au Portugal, avant d’être finalement accueillis aux Etats-Unis grâce à l’intervention du sérénissime Albert Einstein – lui-même scientifique juif allemand – et de celle de Varian Fry – journaliste américain et militant antinazi – à travers le Comité de Sauvetage d’Urgence.
Un peu de repos (forcé ?) aux Etats-Unis
Aux Etats-Unis, Fritz a déjà un nom: certains de ses ouvrages (La Cellule et Notre vie sexuelle) y ont été traduits et largement diffusés. Et grâce à la traduction de L’Homme en structure et fonction, Frits s’affirme définitivement sur le marché américain. Mais arrivent trois années, entre 1945 et 1948, pendant lesquelles sa collaboration avec Kosmos s’arrête : Fritz ne peut plus rien publier, peut-être à cause de l’installation de la répartition du territoire allemand entre les différents vainqueurs ou bien des procès de Nuremberg. Toujours est-il que Fritz se remet avec talent de cette pause forcée avec la publication de Das Atom (L’atome) et de deux autres livres scientifiques.
Un peu de justice dans ce monde de brutes
En 1951, à l’âge de 63 ans, Fritz obtient enfin gain de cause devant la justice pour les dommages causés par les persécutations nazies à travers la maison d’édition Kosmos. Puis sa collaboration avec Kosmos prend définitivement fin avec le départ à la retraite de son directeur en 1957.
Une carrière et une vie qui s’essoufflent ensemble
Fritz s’installe en Suisse avec sa troisième compagne, Ellen Fussing. Pas très heureux en amours notre Fritz donc. Certains de ses ouvrages continuent à être réédités, mais ses nouvelles parutions ne rencontrent pas de grand succès: ses méthodes de travail et sa vision du monde paraissent alors désuets. Ce qui n’empêche pas Fritz de continuer à travailler jusqu’à sa mort, principalement au Danemark, où il y passa les huit dernières années de sa vie. Durant ces années, Fritz réalise une toute nouvelle version de son ouvrage Le corps humain, premier livre où les illustrations dominent sur le texte : enfin ! Car nous savons maintenant qu’une (bonne) image vaut mille mots.
Fritz s’éteint à l’âge de 80 ans. Si vous souhaitez vous imprégner de son esprit novateur et créateur, pionnier de l’infographie, sachez que ses cendres ont été dispersées dans le lac Majeur, en Italie.
De Fritz à aujourd’hui, quel avenir pour l’infographie ?
L’infographie tend de plus en plus vers une démarche de visualisation des données (data visualisation). Notre siècle a vu une explosion de la quantité de données numériques créées: elle a été multipliée par 20 en dix ans, et à ce rythme nous allons littéralement crouler sous les disques durs (sauf développement de nouvelles technologies plus compactes). Ces données proviennent par exemple du domaine de l’imagerie médicale (images produites par les IRM, les scanners, etc) ou encore de l’astrophysique (missions spatiales, utilisation de télescopes capables de générer 15 Téra octets de données en une nuit, etc). Cette production massive de données est ce qu’on désigne sous le doux nom de Big Data (qui désigne d’ailleurs aussi le développement de technologies capables de traiter ces données).
Mais à quoi bon créer des données si ce n’est pour les analyser ? Voilà le rôle principale de l’infographie : traduire, synthétiser et valoriser des données brutes afin d’en permettre l’analyse et la communication. Rien de nouveau par rapport au travail que réalisait déjà Fritz me direz-vous. Mais disons simplement que notre entrée dans l’ère du Big Data contribue très largement à la généralisation de l’utilisation de l’infographie.
On trouve aujourd’hui de nombreux outils graphiques nous permettant de créer facilement des infographies à partir de données (qui d’entre nous n’a jamais eu à produire un graphique, sur Excel par exemple?). Pour n’en citer qu’un, Canva est un outil à la fois facile d’utilisation et ludique qui vous permettra de créer des visuels captivants. Mais cette démocratisation de l’accès à l’infographie ne s’accompagne malheureusement pas de formation artistique adaptées. En résulte une production d’infographies pauvres visuellement et dénuées de créativité pour trouver des analogies ou des métaphores pertinentes. S’inspirer d’artistes tels que Fritz ne peut être que bénéfique pour affûter notre esprit à la conception d’infographies aussi pertinentes qu’originales. Ne brimez donc pas votre créativité et votre originalité, car qui sait, vous pourriez bien être le prochain Fritz Kahn !
Crédits Images:
– Livre Fritz Kahn, infographics pioneer, éditeur Taschen Bibliotheca Universalis, 2013 (un livre fabuleux, tout en images, que je recommande).
Supports:
– Thèse de Jean Charconnet, Rhétorique de la découverte et de la vulgarisation scientifique : une étude des figures de l’analogie dans le discours de la génétique, soutenue en 1999.
– L’Essentiel sur le Big Data, article publié par le CEA